Les abstentionnistes : le parti de l'ombre

"Que tout s'écroule entre les deux tours
100% d'abstention je rêve de voir ça un jour"
-Svinkels et Parabellum



Tuons de suite le suspense, Macron sera élu président le 6 mai, ce n'est pas ici que se situe l'enjeu. L'enjeu se situe bel et bien dans le taux d'abstention, dans le boulevard qu'il aura ou n'aura pas pour continuer et accélérer l'entreprise de destruction sociale entamée par ses prédécesseurs.
 

Macron sera élu président parce que Marine Le Pen ne le sera pas.


Reprenons les chiffres.
Election présidentielle 2002 :
- Le FN au premier tour fait  4 804 713
- Le FN au second tour fait  5 525 032
Il gagne 720 000 voix en deux semaines.

Election présidentielle 2007 :
- Le FN fait 3 834 530 (2002 était dans les esprits et Sarkozy avait tout siphonné le vote d'extrême-droite)

Election présidentielle 2012, là on se retrouve sur la même pente qu'en 2002 :
- Le FN fait : 6 421 426

Election présidentielle 2017 :
- Le FN fait : 7 679 493

Le FN a donc gagné 1 million de voix en 5 ans, et moins de 3 millions en 15 ans (en sachant que le nombre d'inscrits a, lui, augmenté de 6,3 millions en 15 ans).

Pour gagner une élection présidentielle, il faut avoir la moitié des suffrages exprimés. Il ya 47,5 millions d'inscrits. En admettant que le taux d'abstention au second tour soit du jamais vu, et atteigne 40% (champagne !), c'est à dire pratiquement le double qu'au premier tour (il était de 22%) (qu'on ne m'accuse pas de minimiser l'abstention dans le calcul), cela signifie qu'il y aurait 28,5 millions de votants, et donc pour être élu, il faut obtenir les voix de 14,25 millions d'électeurs.
Donc, avec un taux d'abstention de 40%, pour être élu il faut 14,25 millions d'électeurs. Le FN en a 7,6 au premier tour. Il lui faudrait trouver 6,65 millions d'électeurs en deux semaines pour être élu, soit 475000 nouveaux électeurs tous les jours pendant deux semaines !
Le FN a gagné 1 millions d'électeurs en 5 ans, 3 millions en 15 ans, et il lui en faudrait 6 millions de plus en deux semaines.
Autant vous dire que si 500.000 personnes rejoignent le FN chaque jour, c'est pas un bulletin de vote pour Macron qu'il faut préparer, mais des flingues pour la guerre civile.

Donc Macron sera président. Qu'il y ait 20% d'abstention comme d'habitude ou qu'il y'en ait 40%, Macron sera élu, parce que le FN ne peut techniquement pas l'être (*)

L'élection n'est pas un enjeu aujourd'hui.
 

Macron est le candidat du système. Le système c'est pas un complot, c'est pas un truc magique, c'est purement technique et vachement efficace.


Ce qui est un en jeu, en ce moment, c'est la puissance de l'abstention à une élection aussi importante que l'élection présidentielle. L'élection présidentielle et l'élection législative, ce sont les deux consultations qui nous font rentrer dans le rang. Les politiques viennent y chercher leurs bons points : un coup à droite, un coup à gauche, si t'as pas été bon, c'est l'autre qui passe... et le système perdure.

Levons de suite le doute sur la notion de "système". Le système c'est pas un truc abstrait, une sorte de complot mondial qui manipulerait tout le monde tout le temps. Non, le système, dans ce contexte précis évidemment, c'est l'ensemble des mécanismes qui conduit à l'enrichissement sans fin d'une classe dominante composée d'hyper-riches. Récemment une entrevue avec les Pinçon-Charlot est venue rappeler tout ça (toutes les citations suivantes sont extraites de la même entrevue) :

"En 2010, 388 multimilliardaires possèdent la moitié des richesses de l’humanité. En 2016, cette richesse est concentrée entre les mains de seulement 8 super riches ! Mais cela reste tabou car ces richesses ne sont pas le résultat de mérites, de réalisations favorables à l’humanité, mais de spéculations, de prédations sur les ressources naturelles, dans tous les domaines d’activité économique et sociale." (Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Basta, 21 avril 2017)


Le système, c'est cet ensemble de mécanismes utilisé par les super-riches pour continuer à accaparer la richesse produite par les travailleurs tout en assurant la cohésion et la perpétuation de leur classe. Cela passe d'une part par la non-mixité sociale, l'entre-soi quasi absolu : ils font les mêmes écoles, fréquentent les mêmes lieux et sont tous solidaires.
 

"Malgré les conflits entre eux, cette classe bourgeoise est solidaire sur le fond. L’analyse en terme de classe sociale, ce n’est pas une foutaise, un truc d’autrefois. Il y a une classe bourgeoise qui existe par son niveau de richesses, la propriété des moyens de production, matérielle, mais aussi par la conscience qu’elle a d’elle-même. Et par le fait de veiller au grain pour que ça dure."


Et cela passe par le contrôle social : répression de plus en dure des mouvements sociaux (répression policières directes contre les manifestants mais aussi criminalisation de l'action syndicale), pression policière sur les quartiers (contrôle au faciès, contrôles quotidien, etc), pression administrative sur les classes populaires (fichage délirant, contrôle de la vie privée des allocataires des minima sociaux, radiations  insensées de Pole-Emploi), méthode de management "moderne" (méthode Lean, management par la terreur, toyotisme, l'imagination des dirigeants et de leurs sbires pour casser les solidarités, isoler les salarié-e-s, voire les pousser au suicide, cette imagination n'a pas de limite), sans oublier le détournement du langage.
Et ce dernier n'est pas le moins pire. Les "cotisations sociales", par exemple, sont devenues des "charges", et de "personnel" nous somme devenus de la "ressource humaine", c'est à dire des stères de bidoches qu'on affecte à tel ou tel poste.
 

" Quand Ernest-Antoine Seillière a pris les rênes du Medef [de 1998 à 2005, ndlr], il a procédé à une « refondation sociale », c’est-à-dire une inversion de la théorie marxiste de la lutte des classes : les riches sont devenus des « créateurs de richesses ». Et les ouvriers, qui sont les créateurs de richesses et de plus-value selon la théorie marxiste, sont devenus des « charges » et des variables d’ajustement. C’est un processus de déshumanisation très fort. "

Ainsi, le patron est devenu un "créateur de richesse", un "créateur d'emplois", et le salarié est devenu un "coût", une "charge". C'est humiliant et dégradant, et surtout mensonger. Mais un mensonge répété devient une vérité. Dès lors "la lutte qui oppose le travailleurs créateur de richesse au capitaliste qui l'exploite" se transforme par la magie du langage imposé par le système en : "la grogne des preneurs d'otages qui coutent cher à l'entreprise contre les créateurs de richesse et d'emplois". De la façon dont on la décrit, la lutte des classes peut sembler soit parfaitement légitime soit totalement injuste et déraisonnable. Et c'est évidemment la deuxième option qui a gagné, dans les médias et bien souvent dans les esprits.
Le système c'est tout cela. Ce n'est pas quelque chose d'invisible, c'est parfois discret, c'est toujours très concret. Ce n'est pas quelque chose de démoniaque, manipulé par un complot mondial : c'est un ensemble de techniques utilisées par une classe sociale composée d'êtres humains normaux (avec son quota d'abrutis, de crétins, d'avides, de gens sympates, de mesquins etc..) comme toute classe sociale. Et comme toute classe sociale qui a conscience d'être une classe supérieure, elle ne comprend pas les autres, elle ne les considère pas comme ses semblables, comme des êtres humains "normaux". Ceux qui appartiennent à cette classe sociale supérieure trichent, fraudent, pillent le bien public parce que tout leurs semblables le font. Quand ils se font pincer ils crient au complot, mais au final ils savent très bien que de temps à autre certains doivent se faire pincer pour que le peuple croit à l'existence d'une justice pour tous. Tout bon autocuiseur ne maintient la pression que s'il possède une soupape efficace. Sinon il explose.
Et donc, le système nous exploite, le système nous contrôle, et tous les cinq ans le système nous consulte pour savoir si nous sommes contents, et dans le cas contraire le système nous propose une alternative. Pour cela le système nous donne des bulletins de vote, et ensuite il nous dit pour qui voter par l'intermédiaire des médias et des instituts de sondage (médias et instituts de sondage qui appartiennent aux super-riches et font donc partie intégrante de ce système).

Je ne suis pas dans les coulisses du pouvoir et je m'en fous un peu je dois dire... mais là il est évident que Macron c'est un produit marketing conçu pour remplacer le PS à bout de souffle. Avec un Hollande à 6% et une droite composée de vedettes comme Coppé, Sarkozy, Fillon, Juppé (je persiste à croire que si Juppé n'avait pas eu tant de casseroles au cul -rappelons que c'est le seul à avoir été condamné pour de vrai, pour des emplois fictifs sous Chirac-, Macron n'aurait jamais été inventé), et qui de toutes façons ne parvient jamais à faire tout ce qu'elle veut (c'est triste à dire, mais dans notre beau pays, on a encore trouvé rien de mieux que les "socialistes" pour faire appliquer les mesures de droite, sociales comme policières), la classe dominante des super-riches n'avait pas vraiment d'autre choix que de faire émerger un champion bien à elle pour continuer sa prédation tranquille.
On a choisi Macron, "le beau gosse de Bercy", on lui a fait jouer le rôle d'hurluberlu histoire de lui coller une image anti-système (que les médias se sont empressés de relayer), on lui a ouvert les vannes à pognon pour qu'il crée son mouvement, et quand on a vu que la sauce marketing prenait pas mal, on a martelé dans les sondages qu'il était le seul rempart contre le FN. A mon avis ils ont même été un peu pris de court devant le succès de l'arnaque, vu qu'ils ont tout de même oublié de lui fournir un programme. Un candidat sans programme, habituellement c'est rédhibitoire, sauf que là le Macron tu l'achètes pas pour son programme mais parce que la campagne de pub est réussie, c'est un achat coup de coeur. Donc le programme on s'en fout un peu ; la pub dit qu'il est jeune et frais, qu'il est anti-système et qu'en plus il a l'option "seul rempart contre le FN". C'est pas une campagne électorale, c'est une campagne publicitaire ; c'est c'est pas une élection, c'est un passage en caisse. Vous votez comment ? Par chèque ou par carte bleue ? Bientôt grâce au vote électronique on pourra voter par Paypal.


Mais au fait, pourquoi Marine Le Pen n'est-elle pas la candidate de la classe des hyper-riches ? En fait c'est plutôt une bonne question. De base le patronat et la classe dominante aiment bien les dictatures, les régimes autoritaires. De Pétain à Pinochet, le patronat et la finance se sont très bien portés. Un régime autoritaire d'inspiration libérale (je parle évidemment pas de la Corée de nord) fout la paix à la finance et au patronat, et musèle les syndicats et les communistes. C'est tout bénef pour notre classe dominante.
J'ai mon hypothèse à deux balles, je vous la livre pour gratos parce que c'est vous.
Le problème d'un  FN au pouvoir c'est pas la période de gouvernement, c'est plutôt la période qui suivrait la chute. Les nationalisations, les programmes de redistribution... Déjà que nos dominants rament depuis une trentaine d'années pour détricoter plus ou moins patiemment les avancées du Front Populaire et du Conseil National de la Résistance (CNR), ils vont pas risquer de se coltiner une nouvelle vague d'acquis sociaux.
Les hyper-riches ont un programme (voir plus bas) qui peut se résumer à casser le bien public pour prendre le max de caillasse. Pour ça il faut bien gérer sa cocotte-minute : augmenter le feu et mettre un coup de soupape de temps à autre. Pas la faire sauter.
Et Macron c'est le cuistot idéal, pas la dynastie Le Pen.
 

"Tu veux voter FN ? C'est de la connerie, va plutôt à la pèche!", voilà ce qu'on devrait entendre à longueur d'émission.


Macron est le VRP de l'hyper-capitalisme, de la destruction annoncée des acquis sociaux, de la privatisation de la sécu, et il sera élu.
C'est contre lui que l'on va devoir se battre. Et un président élu avec 20% d'abstention, ce n'est pas la même tisane qu'avec un président élu avec 40%. Plus l'abstention est forte et moins la marge de manoeuvre du président élu est grande. Les abstentionnistes c'est une nébuleuse hors du système, un ensemble qui refuse d'aller jouer sur le terrain de jeu délimité par le système. On ne sait pas vraiment ce qu'elle pense cette nébuleuse, on ne sait pas vraiment de quoi elle est capable :  est-elle composée de pêcheurs à la ligne ou d'anarchistes, de je-m’en-foutistes ou d'autonomes ?
Une chose est sûre : cette nébuleuse abstentionniste est détestée par tout ce que le système compte comme porte-parole et comme chiens de garde. Écoutez-les pleurer, aboyer, menacer, sermonner à chaque fois qu'une personne évoque son intention de s'abstenir. "S'abstenir c'est faire monter le Front National !" nous hurlent-ils... foutaises, c'est voter FN qui fait monter le FN, pas l'abstention. Si les porte-voix de la classe dominante voulaient vraiment lutter contre la montée du FN ils martèleraient à ceux qui veulent voter FN de s'abstenir. Ce qui fait monter le FN c'est le vote FN : lutter contre la progression du FN c'est prôner l'abstention. "Tu veux voter FN ? C'est de la connerie, va plutôt à la pèche!", voilà ce qu'on devrait entendre à longueur d'émission, à longueur d'édito, à longueur de prêche médiatique.


Mais prôner l'abstention, pour eux, c'est pire que de voter FN. Car ceux qui votent FN sont dans des petites cases dans leur jeu pourri. Eux, ce qu'ils veulent c'est que tu votes, et que tu votes comme ils le veulent. Ils veulent que tu votes et que tu votes comme ils l'ont décidé. Et chacun doit y passer, non seulement il doit se soumettre et dire qu'il va voter Macron, mais il doit aussi encourager les autres à le faire. Bientôt ils exigeront que tu aimes Macron comme le Parti exigeait des rebelles qu'ils aiment Big Brother dans le roman d'Orwell 1984, avant de leur tirer une balle dans la tête.
Les médias qui aboient sans cesse sur l'abstentionniste pour le faire rentrer dans le troupeau l'ont bien compris : l'abstention est plus dangereuse pour eux que le vote FN. L'abstention c'est l'inconnue, l'abstention c'est quelque chose qu'ils ne comprennent pas, et surtout les abstentionnistes vont gâcher le sacre de leur candidat.
Car ce que les médias et la classe dominante veulent au final ce n'est pas une élection, ils l'ont déjà, ce qu'ils veulent c'est un sacre. Comme Chirac en 2002. Ce qu'ils veulent c'est un score soviétique pour leur candidat ultra-libéral. Une apogée de la soumission volontaire. Ce qu'ils veulent c'est un "choc", pour pouvoir à leur tour appliquer la théorie décrite par Naomi Klein dans La stratégie du choc. Les mouvements sociaux sont déjà mal en points, la résistance de la population aux prédations et aux vilénies gouvernementales a été extrêmement mise à mal par les gouvernements de Sarkozy et de Hollande. Des millions de personnes dans la rue pour quasiment aucun résultat, tout en devant affronter une répression de plus en plus féroce. Le timing est parfait pour Gataz et sa clique, pour appliquer leur programme. Car ils ont un programme : détricoter les acquis sociaux, s'emparer de la sécu (c'est pas loin de 500 milliards qui leur échappent chaque année), privatiser tout ce qui peut encore l'être (l’hôpital et l'éducation nationale en tête de liste). Ce programme a été théorisé par Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, actuel président d'une boite d'assurance, dans un article clair et sans ambiguïté, paru en 2007 dans la revue "Challenges", et dans lequel il écrit : "Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance". L'arrivée de Macron à la tête de l'état sonne la charge. Un plébiscite à plus de 80% et la population sera en état de choc, incapable de se mobiliser contre un gouvernement élu par eux, avec un tel score. En 2002 le choc c'était la présence du FN au second tour, et même Chirac n'avait pas voulu débattre avec son candidat, alors encore diabolisé. Ce choc là, la classe dominante ne l'avait pas prévu. Aujourd'hui le choc c'est Macron, une création pur jus de la classe dominante prédatrice, qui ne se cache pas, qui annonce la couleur, et dont on nous ordonne de participer au sacre. Le choc est préparé, organisé, orchestré.
Avec Macron plébiscité, ils jouent sur du velours.
Il leur faut le sacre, ils leur faut ces plus de 80%.
Alors ils aboient. A la télévision, dans les journaux. Ils savent que le programme de Macron ne va pas se faire sans difficulté, qu'il y aura des mouvements sociaux. Alors ils cherchent à faire rentrer dans le rang les futurs contestataires, ils veulent les empêcher de sortir du terrain de jeu qu'ils ont balisé.

Mais c'est trop tard.  Avec 11 millions de non-électeurs au premier tour, loin devant Macron,nous sommes déjà le premier parti de france. Nous sommes le parti l'ombre. L'abstention c'est le seul candidat anti-système, car hors-système. Comme en 2005 quand ils agonissaient d'insultes les partisans du non, les médias vitupèrent contre les abstentionnistes. Et si les abstentionnistes décidaient de se mobiliser en masse pour leur faire fermer leur grande gueule. 40% d'abstention, cela ferait 20 millions de personnes inscrites sur les listes mais qui refusent de participer au sacre du Grand Casseur Social. 20 millions de personnes dont ils ignorent tout, sauf un énorme dégout et une profonde rage. Une rage qui n'aura pas été purgée par rite électoral. La véritable opposition au futur Grand Casseur Social elle se joue là, dans la masse de gens qui vont sortir du terrain de jeu de la classe dominante et refuser d'adouber Macron.



(*) Libre à vous de penser le contraire, de penser que le FN peut effectivement gagner deux fois plus d'électeurs en deux semaines qu'en quinze ans. Mais dans ce cas on sort du cadre rationnel, et je ne suis pas sûr qu'il soit très raisonnable pour vous de continuer la lecture de ce texte, qui lui, est parfaitement rationnel.

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